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Le prolétaire

L’une des principales contributions de Claude Lefort au travail de réflexion critique développé par le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie au cours des années 1950 a été de mettre en valeur l’idée d’expérience prolétarienne, qui est ce processus dynamique par lequel la classe ouvrière se constitue comme sujet historique, porteur d’un projet d’émancipation sociale dans le cadre d’une praxis conservant son autonomie par rapport à la théorie. La notion d’expérience prolétarienne doit se comprendre dans le cadre de la critique développée par Lefort du marxisme sous sa forme la plus orthodoxe, et que celui-ci caractérise en tant que déterminisme objectiviste. Ainsi, à rebours du marxisme traditionnel, pour qui les luttes ouvrières ne constituent que le reflet d’un conflit objectif entre travail et Capital, conception impliquant de réduire l’action émancipatrice du prolétariat à un simple produit des lois économiques, Lefort entendait montrer que la classe ouvrière ne s’est pas bornée à réagir aux conditions qui lui avaient été faites, mais qu’elle s’est constituée comme sujet de son histoire au travers d’une expérience cumulative, et non en fonction seulement d’une situation objective1. C’est en fonction de cette créativité constitutive de l’expérience prolétarienne, qui reprend à son compte l’organisation de la production et se l’approprie par ses initiatives2, qu’on peut concevoir la possibilité d’un bouleversement révolutionnaire dont le prolétariat serait le sujet moteur. S’il est à ce titre juste de dire comme Marx et Engels que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes des classes3 », il est en même temps totalement erroné, d’après Lefort, de lire cette formule en des termes objectivistes, et de comprendre les rapports de classe comme de simples rapports de forces, du fait de certaines ambiguïtés présentes chez Marx lui-même. Contre cette conception déterministe des rapports de classe, Lefort cherche à montrer que le conflit de classes ne peut se réduire à la seule expression des rapports de force établis entre le Capital et le travail, et qui renverrait au conflit résultant de la contradiction entre l’essor des forces productives et l’état des rapports de production. Pas plus que la question de la politique n’est réductible à la question du pouvoir, encore moins à celle de la domination, le problème de la lutte des classes ne peut se concevoir sous l’angle des seuls rapports de force mettant aux prises des instances objectivement déterminées4 : l’analyse concrète des rapports sociaux ne peut avoir d’autre intérêt que de parvenir à saisir selon quelles modalités, des hommes placés dans les conditions objectives qui sont celles de la grande industrie, construisent une expérience commune par laquelle ils se constituent en sujet social doté d’une identité propre, et qui entretient avec sa propre histoire une réflexivité spécifique5. Bien entendu, fait remarquer Lefort, une analyse du mouvement ouvrier qui ne prendrait pas en compte l’existence d’une trame économique objective irréductible à l’intention des acteurs sociaux resterait partielle. Mais à l’inverse, une prise en compte de l’histoire de la classe ouvrière qui prétendrait réduire la situation de cette dernière au produit de déterminations objectives manquerait complètement son objet.